Par Laura Vaussanvin
N°28745
Publié le 22/11/23
À l’aube des années 1920, alors que les conséquences de la Première Guerre Mondiale retentissent froidement sur les perdants, l’Empire Ottoman se disloque peu à peu et l’année 1924 est marquée par la chute du dernier empire d’Europe. À la suite de ce morcellement du vaste territoire que recouvrait l’empire, s’est créée une mosaïque de cultures, de religions, d’ethnies, source de multiples conflits autour de la possession de territoires. Seulement, alors que les différentes frontières commencent à se dessiner après la seconde guerre mondiale et que divers pays émergent, la question de la gouvernance se pose dans une région géographique sortant de plus de six siècles de règne impérial et n’ayant jamais connu la démocratie. Malgré les multiples interventions des Occidentaux, que ce soit les pays eux-mêmes ou l’ONU, cette région peine à trouver un équilibre démocratique. Bien souvent, les tentatives d’instauration de régimes démocratiques échouent et des régimes autoritaires voire totalitaires se basant sur une idéologie religieuse voient le jour, bafouant tous droits humains. Dans les pays en question, hommes, femmes et enfants sont touchés par la répression et la censure. Pour autant, certains s’exposent plus que d’autres au danger en incarnant, par leur art, l’expression même d’une pensée libérée et libératrice. Les artistes représentent ainsi tout ce que les régimes autoritaires craignent : par leurs œuvres, ils cherchent à éveiller les consciences et réveiller les esprits endormis par les paroles séductrices des dirigeants. Par leurs créations, ils s’insurgent, se révoltent, se débattent, s’imaginent un ailleurs où les hommes sont libérés des chaines de l’ignorance et s’emparent de leurs droits comme des armes pour lutter contre l’obscurantisme. C’est sans doute grâce à eux que les plus faibles ont une voix et que celle des plus forts est décrédibilisée, mais à quel prix ?
Des droits d’expression artistique bafoués
Dans les nombreux pays du Moyen-Orient dominés par des régimes autocratiques (nous prendrons ici les quelques exemples que sont l’Afghanistan, l’Iran, l’Égypte et Israël), les artistes représentent une menace pour l’hégémonie du gouvernement et leurs droits sont parmi les premiers à être menacés.
Afghanistan : le crime artistique
Depuis le retour des talibans au pouvoir en 2021, les artistes afghans vivent dans la peur perpétuelle. Même dans les dictatures les plus épouvantables, une culture subsiste qu’elle soit favorisée par le régime ou dissidente. En Afghanistan, c’est différent ; les Talibans ont interdit la musique, la peinture, la danse, les tatouages, le théâtre, le cinéma. C’est « l’essence même de l’art qui est la cible » déclare Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde ». En effet, les artistes vivent dans la peur permanente de se faire attraper par les Talibans. Salim Shaheen, cinéaste afghan, déclare qu’il « ne sor[t] pas dans la rue parce [qu’il] n’a pas envie d’être tué par les abrutis incultes ». Les artistes sont contraints de se terrer chez eux comme Abdoul Naser, tatoueur ayant « reçu un appel menaçant » et craignant désormais qu’ils lui « coupent les mains » en guise de représailles. Certains vont même jusqu’à brûler leurs œuvres pour qu’elles ne tombent jamais entre les mains des Talibans qui patrouillent armes à la main et multiplient les contrôles de ceux suspectés d’activité artistique. L’assassinat, fin juillet 2021, de l’humoriste Khasha Zwan, dans sa région de Kandahar, puis celui, un mois plus tard, du musicien traditionnel Fawad Andarabi, dans sa vallée d’Andarab, ont montré aux artistes que la seule issue était l’exil. C’est d’ailleurs ce à quoi Omaid H. Sharifi, un artiste afghan réfugié aujourd’hui à Abu Dhabi, a décidé de dédier sa vie en faisant évacuer des artistes d’Afghanistan vers les Émirats, la France ou l’Ouganda.
Iran : l’art religieux ou rien
Confrontés à la censure et à l’ordre moral religieux imposés par l’appareil théocratique, les artistes iraniens oscillent entre autocensure, obligation de composer avec l’administration ou exil.Depuis l’arrivée au pouvoir du président conservateur Mahmoud, mis à part l’art religieux, toute autre forme de création artistique est interdite en Iran sous peine de représailles. Les artistes craignent des peines de prison, l’obligation de rester sur le territoire, des pressions physiques et morale, voire des agressions violentes. Si censure il y a, c’est parce que certains sujets sont encore très tabous en Iran. Cela concerne surtout des thèmes liés aux relations intimes mais ceux aussi dénonçant les conditions sociales et politiques du pays et malheur aux artistes qui tenteraient de s’en prendre aux administrations civiles et militaires. Par exemple, Mohammad Reza Shajarian, 80 ans, artiste persan de renommée internationale, avait été banni des radios de la République Islamique d’Iran car déclaré coupable de métaphores poétiques soutenant le « mouvement vert », constitué d’opposants à la réélection du président Ahmadinejad en 2009. Le milieu du cinéma en Iran fait également l’objet d’une répression sans précédent depuis la mort de Mahsa Amini, le 16 septembre 2022. Le 17 décembre, Taraneh Alidoosti, actrice-phare du septième art iranien (Leila et ses frères, A propos d’Elly, La Fête du feu), a été arrêtée à son domicile de Téhéran. Le lendemain, la trentenaire a appelé son père pour lui annoncer qu’elle se trouvait dans la prison tristement célèbre d’Evin, située dans le nord de Téhéran. Le 9 novembre, sur sa page Instagram, l’actrice avait publié une photo d’elle-même sans voile, brandissant le slogan « Femme, vie, liberté ».
Israël : l’art ? oui, mais pour la gloire d’Israël
En 2018, avec l’arrivée au pouvoir de la Ministre de la Culture Miri Regev, le gouvernement a adopté un projet de loi qui doit permettre de couper les subventions publiques aux films et pièces de théâtre accusés de ne pas faire preuve de « loyauté » envers l’État. Miri Regev, membre du Likoud, le parti d’extrême droite au pouvoir en Israël, entretient des relations tumultueuses avec le monde artistique israélien et s’en prend régulièrement à l’élite culturelle, largement ancrée à gauche. Par cette loi, la Ministre a pratiquement nationalisé les arts en Israël, obligeant les producteurs culturels à se soumettre à l’agenda d’extrême droite du gouvernement. Les compagnies artistiques doivent désormais déclarer qu’elles sont prêtes à se produire dans les colonies pour recevoir les subventions publiques. Les organismes de financement, cependant, sont soumis à une pression grandissante pour qu’ils enquêtent sur les « parti-pris anti-Israël ». Chen Tamir, conservateur du Centre de l’art contemporain de Tel Aviv, a récemment déclaré à la New York Review of Books : « Le financement public est manipulé pour devenir un mécanisme de censure ». En mai 2018, un tribunal israélien a condamné Dareen Tatour, une poétesse palestinienne de 36 ans de nationalité israélienne, pour incitation à la violence et soutien au terrorisme. Elle qui avait déjà enduré deux ans et demi de prison et une dure assignation à résidence, elle risque une peine de huit ans de prisons supplémentaires. Le tribunal s’est appuyé sur une traduction de la poésie de Tatour faite par un policier israélien. À la façon d’un élève, il a traduit le mot arabe « shahid » (martyr) qui, pour les Palestiniens, évoque toute victime de l’oppression israélienne, en le réduisant à la notion de « terroriste ».
L’art pour lutter contre l’oppression du régime
Pour autant, la culture du Moyen-Orient comme région du monde à part entière n’est en rien moins riche que les autres et mérite toute la visibilité pour laquelle les plus courageux (ou inconscients ?) se battent, même en dehors des frontières de leur pays d’origine. Les artistes restent une communauté soudée pour l’avenir de leur pays tombé aux mains de l’oppresseur et, si les gouvernements autoritaires se méfient tant d’eux c’est peut-être en effet parce qu’ils ont un réel pouvoir. L’artiste féministe afghane Kubra Khademi est réfugiée en France depuis sept ans. Les six femmes nues de l’affiche du Festival d’Avignon 2022, c’est elle et ses cinq soeurs. L’artiste a dû fuir son pays en 2015 après s’être promenée quelques minutes seulement, dans une rue de Kaboul, vêtue d’une armure métallique « anti-attouchements » qui épouse la forme de ses seins et de ses fesses, pour dénoncer le harcèlement de rue. S’ensuivent des menaces de mort qui l’obligent à s’exiler. Cependant rien ne l’empêche de continuer son double combat en tant que femme artiste pour la liberté. Et en effet, comme le prouve son dessin pour l’affiche du festival d’Avignon, Les femmes, aux lignes simples, claires et naturelles, sont ses principaux sujets – un tabou en Afghanistan. « Je ne dis jamais que mes dessins sont des « nus »,souligne-t-elle. Son intention n’est pas de répliquer ce que la société applique aux femmes. « Les musées en sont déjà plein ! explique-t-elle.Je dessine des corps, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus naturel chez une femme, ce qu’elles possèdent. J’aime les représenter dans ce qu’il y a de plus simple, en contradiction avec toutes les complications que l’on applique au corps des femmes. C’est pour cela qu’elles semblent flotter, elles sont juste elles-mêmes. » Par son art, elle emprunte à son pays ce qu’elle veut amener à l’universel : que veut dire être une femme dans notre monde lorsqu’elles sont soit cachées soit représentées nues ? ».
Le monde entier a, aujourd’hui plus que jamais, besoin de ces artistes qui consacrent leur vie à rendre justice à ce qui est bafoué, trahi, abîmé dans ce que leur travail a d’universel et d’intemporel. Il traverse les âges et les communautés, et porte un message qui s’élève au-delà des enjeux de pouvoirs pour incarner l’humanité dans son entièreté et sa diversité.
Finalement…
Les entraves faites à la liberté d’expression et de pensée au Moyen-Orient s’illustrent comme une problématique majeure de notre époque, à l’origine d’une fuite des cerveaux, d’une diaspora culturelle et de peuples laissés sans aucune clé pour déchiffrer leur monde. Cependant, grâce à l’écho des voix de la communauté des artistes dispersées aux quatre coins du globe, nous pouvons sans doute espérer une évolution vers des pays où le droit international et les libertés fondamentales ne se heurtent pas sans cesse au dictat de la religion politique ou d’idéologies extrêmes grâce à des peuples conscients et éclairés. Peut-être que finalement, cette répression aurait l’effet inverse que celui escompté par les régimes autoritaires : dans un sens, elle renforcerait ce besoin d’expression inhérent à l’artiste, inhérent à l’homme. C’est parce que l’on empêche à l’artiste de créer qu’il imagine, c’est parce que l’on empêche à l’homme de penser qu’il se questionne, c’est parce que l’on empêche aux sociétés d’évoluer qu’elles se révoltent.
“La nuit de Gaza est sombre à part la lueur des roquettes,
Silencieuse, à part le bruit des bombes,
Terrifiante, à part le réconfort de la prière,
Noire, à part la lumière des martyrs.
Bonne nuit, Gaza.”
Oumeïma Nechi, 8 octobre 2023